CHAPITRE PREMIER
La porte s'ouvrît. Brennan, adossé au mur, ferma les yeux contre la lumière qui inonda la cellule.
— Sors de là, dit une voix.
Il mit un moment à comprendre les mots. Quand il y parvint, il essaya de se fondre dans le mur.
— Faites-le sortir, reprit la voix.
Des mains le saisirent, puis l'entraînèrent vers la porte.
Pour un homme ayant vécu trop longtemps dans les ténèbres, la lumière était insupportable. Mais pas plus que la peur.
— Regardez le prince d'Homana ! dit la voix moqueuse.
Celle de Rhiannon.
Il savait qu'il était enfermé depuis longtemps. Pourtant, il n'aurait pas cru que des mois avaient passé. Le ventre de Rhiannon se tendait sous le poids de son enfant.
— Amenez-le à Strahan.
Ils lui firent traverser d'innombrables couloirs, monter des escaliers sans fin. Puis ils le poussèrent dans une pièce et refermèrent la porte.
Seul. De nouveau.
Il essaya de se calmer, mais la peur omniprésente refusa de le quitter.
La pièce où il se trouvait était petite, mais elle lui paraissait grande comparée à sa cellule.
Il y avait un feu de cheminée, des chaises et des tables où attendait un véritable festin.
Brennan n'avait pas réellement souffert de la faim, mais on lui avait donné une nourriture des plus simples et des plus frugales.
Pourtant, il ne toucha à aucun des plats appétissants. Il ne se servit pas de vin ou d'usca. II recula et s'assit, la faim au ventre, tremblant.
— Vous ne me faites pas honneur, dit Strahan.
Brennan sursauta. Il n'avait rien entendu, mais l'homme était entré.
Brennan le reconnut, bien qu'il n'eût jamais vu l’Ihlini.
Les récits ne lui rendaient pas justice. Strahan était le pouvoir incarné. Ses yeux vairons soulignaient la perfection de son visage. Il n'était pas efféminé, mais sa beauté attirait le regard comme celle d'une femme.
Strahan le dévisagea et sourit.
— Vous devriez voir dans quel état vous êtes !
Brennan n'en avait pas besoin. Son odeur seule lui disait de quoi il retournait. Un total contraste avec l'Ihlini.
— Il est dommage que vous en soyez réduit à cela, dit Strahan. C'est indigne d'un prince, ou d'un guerrier cheysuli. Est-ce la Matrice de la Terre qui vous a fait ça ? J'ai vu les lirs de marbre, l'oubliette sans fond. Moi-même, je n'ai jamais eu peur des endroits confinés. Mais vous... Ce devait être dur d'être enfermé dans ce lieu minuscule, étouffant... De savoir que personne ne vous entendrait appeler.
La respiration de Brennan s'accéléra. Ses mains se crispèrent.
— Pourtant, il suffit de presque rien pour vous libérer de tout cela.
Brennan le regarda.
— Acceptez-vous de me servir ?
II ne répondit pas. Son corps grouillant de vermine le démangeait. Il ne désirait qu'une chose : que cela cesse.
— J'ai une cellule plus petite. Qui conviendrait mieux à votre... caractère.
— Non, dit Brennan en humectant ses lèvres craquelées.
— Je vous prie de m'excuser. Des affaires à régler... Mes serviteurs vont vous ramener.
Il leva un doigt. La porte s'ouvrit, révélant les soldats qui attendaient derrière.
— Le prince préfère sa cellule, dit Strahan d'une voix indifférente.
Ils l'emmenèrent.
Devant la porte de sa geôle, il essaya de se débattre. Mais les hommes étaient trop forts pour lui, trop nombreux. Ils le jetèrent dans la pièce.
Brennan regarda fixement l'obscurité. Il savait que Strahan n'en avait pas fini avec lui.
Il commença à trembler.
Une autre porte s'ouvrit. Un deuxième homme fut amené à Strahan.
Le sorcier examina le visage hâve de Hart, son moignon enveloppé de cuir.
— Je suis désolé, dit-il. Dar a été un peu trop enthousiaste.
Les souvenirs remontèrent à la mémoire de Hart. Il se sentit bouillir de rage et de haine. Mais il n'en montra rien, ne voulant pas donner cette satisfaction à Strahan.
L'Ihlini désigna la table chargée de nourriture et de vin.
— Voulez-vous manger ou boire quelque chose ? Il serait dommage de gaspiller tout cela. Oh, mais j'oubliais : il faudra que quelqu'un coupe votre viande.
L'humiliation noua l'estomac de Hart. Il lui fallut toute sa résolution pour ne pas révéler son angoisse.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— Asseyez-vous, mon seigneur de Solinde. Vous êtes d'une pâleur alarmante.
Hart avait l'intention de rester debout. Mais sa pâleur n'était pas feinte. Il préféra prendre un siège plutôt que de s'écrouler sur le sol.
— Cela vous fait-il mal ? demanda Strahan. La perte d'une main est-elle similaire à celle d'une oreille ?
Hart se souvint que l'oreille de Strahan avait été coupée lors d'un combat contre un membre de la famille d'Homana.
— Si j'avais eu le temps de récupérer mon oreille, le Seker aurait pu m'en recréer une. Je n'ai pas eu de chance.
— S'il est si puissant que vous le dites, n'aurait-il pas pu vous en faire une nouvelle ?
— La chair naît de la chair. Il lui fallait l'original.
Hart regarda son moignon. Il sentait toujours sa main. Quand il bougeait ses « doigts », il ne voyait rien au bout de son poignet. Mais la douleur était toujours aussi intense.
— Je sais, bien sûr, que la perte d'une main vous interdit de retourner dans votre clan. Un guerrier infirme n'est plus d'aucune utilité. Il ne peut pas défendre sa femme et ses enfants contre l'ennemi. Il ne peut plus utiliser un arc. Et en tant que composante de la Prophétie, que vous reste-t-il ? Rien. Un guerrier ne peut pas servir quand il n'est plus reconnu comme tel.
— Mon jehan a perdu un œil.
— Ce n'est pas la même chose qu'une main, dit Strahan. Que vous feront-ils ? Vous enlèveront-ils votre or ? Vous rayeront-ils des registres de naissance ?
— Arrêtez, dit Hart.
— Vous priveront-ils de votre lir ? Ou celui-ci vous quittera-t-il de toute façon ?
Hart se leva si vite qu'il renversa la chaise.
— Ku’reshtin !
Avant que le prince puisse le frapper, Strahan saisit son moignon et serra.
La douleur fut insupportable.
— Je peux vous offrir mieux que tout cela, dit le sorcier.
— La perte de mon honneur... La renonciation à ce que je suis.
— Me servir remplacera ces foutaises.
Hart dégagea son poignet, puis le serra contre sa poitrine. Il secoua la tête.
— Les Cheysulis sont si têtus... Presque autant que moi.
Avant que Hart puisse répondre, l'Ihlini appela ses hommes et le fit emmener.
La main sur son front était fraîche. Elle supprima la fièvre, puis la douleur qu'il subissait depuis si longtemps.
— Vous avez de la chance, dit Strahan. Vous avez failli mourir. Mais je crois que vous remarcherez, peut-être en boitant un peu. Vous souvenez-vous de ce qui s'est passé ?
— Je suis tombé, dit Corin d'une voix faible. Elle a dit que l'enfant était de vous...
— Que le Seker lui accorde une santé parfaite, répondit Strahan.
— Kiri ? demanda-t-il.
— Elle est à moi. Elle va bien, je vous l'assure. Vous savez, je suppose, pour quelle raison je vous veux.
— Atvia. Je ne vous céderai pas Atvia.
— Je ne pensais pas à Atvia, qui m'appartient déjà virtuellement. Je parlais d'Homana.
Les yeux de Corin s'ouvrirent tout grands.
— Je pensais que cela attirerait votre attention. Sidra m'a dit que vous vouliez l'épouse de votre frère, et son trône.
— Otez votre main de mon front, dit Corin, les dents serrées.
Strahan obéit. La douleur submergea le corps torturé de Corin.
— Le Seker est un dieu généreux. Ce qu'un homme veut, il le lui offre souvent.
Strahan tira les couvertures pour découvrir les attelles et les bandages qui entouraient les jambes et le torse de Corin.
— Vous avez les deux jambes cassées, et je ne sais combien de côtes en morceaux. Si les os de votre crâne avaient été brisés, je n'aurais rien pu vous offrir.
— Vous ne m'offrez rien que je puisse accepter. Je guérirai. La douleur disparaîtra.
— C'est vrai. Mais je peux vous proposer bien plus.
— Homana ne m'appartient pas.
— Et si je vous offrais de le partager ?
— Vous feriez de moi votre esclave, de toute façon.
— Vous avez le pouvoir de guérir vos blessures, dit Strahan, mais j'ai celui de défaire vos efforts. En vous effleurant de ma main, je pourrais transformer vos jambes en deux branches mortes et inutiles.
— Vous avez mon lir, dit Corin d'une voix rauque. Que puis-je faire ? Quel plaisir prenez-vous à me torturer ?
— Je serai là si vous avez besoin de moi. Rendormez-vous, mon seigneur. Rêvez de votre princesse rousse, et du trône de votre frère.
Corin glissa dans les ténèbres.
Il rêva de la fiancée de Brennan.